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Jack the Ripper : Entre tragédie victorienne et mythe de la Faucheuse

Portrait de Julien
Jack the Ripper : Entre tragédie victorienne et mythe de la Faucheuse

Il y a bien longtemps que l'affaire Jack L'Eventreur a cessé d'être une affaire criminelle. Non que nous en oublions les fondements de l'affaire, notez bien : cinq victimes avérées (peut-être six), toutes prostituées, assassinées et mutilées post-mortem par un tueur insaisissable qui fait régner la  terreur dans le quartier de Whitechapel au cours de l'automne 1888. Victimes indignes du fait de leur basse extraction sociale ? Bien au contraire, héroïnes ô combien représentatives et exemplaires.

Le Londres fin XIXème est aussi double que les héros de Stevenson, Dr. Jekyll et M. Hyde (1886). D'une part la quintessence de l'Empire Anglais régnant en maître sur le monde, arborant fièrement son capitalisme triomphant dû à une industrialisation massive ; d'autre part une explosion des bidonvilles et des quartiers très en dessous du seuil de pauvreté. D'une part une moralité érigée en principe de vie qui lave plus blanc que blanc ; d'autre part une explosion des activités criminelles et de la prostitution. La mentalité de la société Victorienne est pour le moins stricte. Ses valeurs sont celles de la classe dominante, convaincue que son devoir est de prendre soin de la société, ce qui se traduit par un système de classes (voire de castes) extrêmement rigide.

(NB : Si nous voulons nous faire une idée de la vie des Londoniens pauvres, lisons le livre que leur a consacré Jack London, le grand aventurier américain, Le Peuple d'en Bas, 1902. Si le récit est marqué par un portrait à charge, assez complaisant, contre l'ancien ennemi anglais, le texte n'en a pas moins valeur de document historique. Dans un registre purement iconographique, jetons un œil également aux gravures de Gustave Doré. Enfin, à l'évidence, ne négligeons pas la fréquentation de l'immense romancier anglais Charles Dickens. A titre de lecture « exotique », je ne saurais trop conseiller également la lecture du Drood, de Dan Simmons.)

Le 31 août 1888, l'assassinat particulièrement atroce de Mary Ann Nichols, va se poser en marqueur de la lutte des classes, quelques 20 ans après la parution du Capital de Karl Marx.

 

« Don't be acting crazy, don't you cause a riot. »
Mötorhead, Jack the Ripper

 

Un meurtre, la cristallisation d'un ras-le-bol. L'East End est un coupe-gorge notoire. La Police ne fait guère de zèle, affichant même une forme d'hostilité larvée contre les populations pauvres (précédemment des émeutes de la fin ont été réprimées dans le sang.) Désamour total, mouvements de protestation nombreux.

 

« Well the streets of London kinda never safe.»
Screaming Lord Sutch, Jack the Ripper

 

Dès lors, impossible d'endiguer le concert de plaintes émanant des bas-fonds. La classe moyenne et la bourgeoisie s'émeuvent. Terreur et Pitié. Tous les ingrédients d'une tragédie. La plèbe tient le premier rôle ? Le sujet n'en est que plus moderne. « La société moderne voit sa conscience s'éveiller grâce au couteau d'un meurtrier, plus vivement que par la plume de nombreux messages sincères et alarmistes. » Edito de The Lancet, 6 octobre 1888. Là encore, exemple flagrant d'ironie tragique.

Puis, sans que nous sachions très exactement comment et pourquoi, Jack s'abstrait de l'époque et du lieu. Nulle court de justice ne parvient plus à circonscrire ce fait divers qui s'est hissé à une vitesse folle dans la conscience collective au rang d'un mythe. Plus étrange encore ? Son total anachronisme : l'affaire de l'Eventreur, dès 1888, préfigure la prééminence du phénomène de viralité. 188 journaux coexistent en 1888. Combien parle de Jack ? Tous. Tous parlent de Jack des semaines entières... et Jack entretient la conversation. Les balbutiements sanglants se muent en litanies : les crimes se poursuivent, la barbarie augmente. Les prolétaires de l'East End parviennent à saturation, mais le grand public en redemande. Les commentaires remplissent le vide entre deux meurtres ; la traque du criminel rend les foules hystériques. 25 septembre, 1er octobre 1888, coup de théâtre. Un journal publie deux lettres dont les auteurs prétendent être Jack. Un meurtrier à la recherche du coup médiatique. Du jamais vu.

 

« Dear Boss »
Les Sentiers Conflictuels & Andrew King, 1888

 

Une  supercherie est rapidement suspectée, puis établie. Qu'importe... Faut-il que Jack impressionne les esprits pour que certains se prêtent au jeu. 18 octobre 1888. Nouvelle lettre. La plus célèbre et la plus ténébreuse, « From Hell », accompagnée d'un morceau de rein conservé dans de l'alcool de vin. Supercherie ? Sans doute. Mais la « blague » a été élaborée avec une cruauté telle, que les policiers craignent que des imitateurs de Jack fassent leur apparition. Et encore s'agit-il des 3 lettres les plus authentiques. Selon Scotland Yard, il y en eu des milliers d'autres totalement fantaisistes. Culture du meme ? Nouvel anachronisme... Ou pas.

L'histoire n'est pas la seule responsable, pas plus que l'air du temps, et s'il fallait avoir une vision étriquée de l'affaire, n'hésitons pas en blâmer le meurtrier lui-même. A une époque où le meurtre est motivé par des desseins essentiellement crapuleux, Jack tue et mutile pour satisfaire ses désirs sexuels déviants avec un sens consternant de la modernité criminelle. Oui, un tueur en série avant l'heure. Il y a fort à parier qu'au Behavioral Analys Unit du FBI, à Quantico, Virginie, l'Eventreur soit la première occurrence du dossier « sadique sexuel ». Comme si cela n'était pas assez troublant, vous trouvez encore derrière Jack tout un pan de la Pop Culture, Jack étant au premier chef le prénom d'une comptine très populaire en Angleterre. En un siècle, Jack a eu le temps d'intégrer le folklore et d'être digéré par lui.

 

« Peel me like a piece of fruit in Caravaggio »
The Servant, Jack the Ripper

 

 

« Lilith on the prowl »
Iced Earth, Jack

 

Scènes de crime comparées aux natures mortes du Caravage, évocation de Lilith, figure tutélaire d'une féminité toute puissante... Infinie somme de possibles. Qui est Jack ? Les pistes sont à ce point diverses, recoupant toutes les strates de la population, du prince au prolo, que derrière Jack s'articule l'archétype de « M. Tout le Monde ». Rien n'est vrai, tout est possible, toutes les lectures sont envisageables. Steampunk victorien ? Évidemment. Ambiance GTA 5 avec un Jack mi gangsta mi Richard Ramirez en pleine course poursuite avec la police ? Bien sûr ! Iconoclaste, mais en rien erronées.

 

Leathermouth, Catch me if you can

 

« Aucun Anglais n'est capable d'un acte aussi barbare qui ne peut être que le fait d'un étranger. » (Editorialiste anglais s'exprimant au cours de l'automne 1888.) Rien n'est plus embarrassant qu'un monstre. Il met en péril l'ordre qu'on croyait fermement établi. Un coup de canif dans le tissu social (excusez le mauvais jeu de mots), et tout s'échappe, comme si Prométhée avait diligenté l’ouverture de la boîte des maux confiée à Pandore. Foutus monstres... S'ils ne respectent plus leurs conditions d'exhibition, où va le monde ?

La société victorienne a un problème avec les monstres qui dérogent grandement à la respectabilité individuelle. Et pourtant ne peut elle s'empêcher d'éprouver pour lui une curiosité morbide (à comprendre aussi bien comme un déni que comme un refoulement). Les années 1880s s'en feront l'écho : Joseph Merrick, aka Elephant Man s'exhibe dans les Freaks Shows avant qu'on le lui interdise, décrétant ses apparitions immorales ; Stevenson fait paraître son Dr. Jekyll en 1886, succès d'estime, parfum de scandale. L'hypocrisie sociale est totale. Elle est superbement mise en scène par Alan Moore dans son génial roman graphique « From Hell » (1991-1996), lorsque « son » Jack (un médecin royal) rencontre Joseph Merrick pour l'examiner et n'a de termes assez forts pour louer sa monstruosité. Tout est dit. Cachez cette monstruosité que je ne saurais voir ! Respectez les convenances !

Résumons. Jack ? Un monstre. Les prostituées que les ligues de décence qualifient de « Great Social Evil » et de « fallen women » ? Des monstres. On pourrait concevoir qu'ils se massacrent entre eux, mais sûrement pas que cela fasse la une des journaux et accapare l'esprit des citoyens respectables des mois durant. La moralité Victorienne ne le supporte pas.

 

« Valentine is done. »
Nick Cave & The Bad Seeds, Jack the Ripper

 

Contrairement à ce que nous pouvons croire l'enquête progressa, mais elle n’aboutit jamais. La Police, violemment attaquée, fit son mea culpa, et travailla notamment à innocenter des minorités (la xénophobie et en particulier l'antisémitisme ne furent jamais aussi forts que pendant cette période.) Toutefois, dans le même temps, de nombreux marginaux ou considérés comme tels (il suffisait d'habiter L'East End de manière générale) furent persécutés. Personne ne fut vraiment épargné par ce climat de suspicion, pas même la Couronne (on vit « Jack » en l'héritier putatif du trône, du fait de sa vie « dissolue »). Puis la psychose se dissipa du fait de la paix recouvrée. Et une chape de plomb s'abattit sur Le Royaume Uni. Il ne faisait pas bon cultiver sa différence. Très imprudent. Il en fallut du courage à certains pour sortir du rang en toute quiétude, alors qu'il n'avait rien à se reprocher, et ce, des dizaines d'années plus tard. Rob Haldford, monstre du Heavy, en est un parfait exemple.

 

« I'm sly and I'm shameless. »
Judas Priest, The Ripper.

 

Ne cherchez pas de conclusions à l'affaire de l'Eventreur. Il ne peut pas en y avoir une de satisfaisante. Toutes les pistes furent étudiées, même les plus fantasques (plongez vous dans les arcanes de la piste occulte si le cœur vous en dit, véritable roman gothique s'il en est.) On a cru avoir percé le mystère durant l'automne 2014 du fait d'un matériel génétique inédit. Un peu trop inédit en réalité. L'indice déterminant sur lequel repose toute la démonstration est à prendre avec des pincettes, car il n'a jamais été versé au dossier. Nous faisons de l'ADN une réponse au monde, la science s'avère beaucoup plus prudente dans ses conclusions. Et les Ripperologues poursuivent encore leur quête de vérité de manière plus pragmatique. Quel visage prendrait d'ailleurs cette vérité ? La résolution d'un crime est parfois tellement décevante. Le coupable se révèle souvent confondant de médiocrité. Nous savons que les assassinats se sont interrompus brutalement, un accident du quotidien ayant vraisemblablement emporté le monstre de Whitechapel (interpellation pour un autre délit, décès, internement, etc.) Souvenons-nous du film The Pledge (Sean Penn, 2001) : le face à face entre l'enquêteur acharné et le tueur diabolique n'aura jamais lieu, ce dernier périssant dans un banal accident de voiture.

Une seule certitude : il n'y eut jamais de « Fog » durant les assassinats, ce brouillard épais résultant de la pollution industrielle. Le « Fog » londonien fut grandement fantasmé dans ses manifestations (il fut tout de même responsable de très nombreux décès par crises d'asthme et maladies cardio-pulmonaires). Rien à voir en tout cas avec la présence fantomatique à l’œuvre dans le film éponyme de John Carpenter.

Nous n'en aurons jamais fini avec Jack. Film, musique, roman, etc. Ne pouvant expliquer, nous mythifions, ce qui est un début d'explication en soi. Laissons le mot de la fin à Stéphane Bourgoin, le spécialiste français des tueurs en série, qui connaît son sujet mieux que personne :

« Interroger Jack l'Eventreur c'est interroger la pérennité du mythe dans toutes ses adaptations fictionnelles. »
Le Livre Rouge de Jack l'Eventreur

Jack the Ripper : Entre tragédie victorienne et mythe de la Faucheuse
J'aime les chats roux, les pandas roux, Josh Homme et Jessica Chastain.

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