Vous êtes ici
Bert Jansch, Dave Van Ronk et la parabole folklorique
Le voyage fut le principal vecteur de la poésie folklorique depuis le Moyen-Âge, éternel idéal baroque que la succession des époques n’affectait pas. Dès les années 1920, le croisement des genres, du blues, de la country et des chansons traditionnelles s’opéra sur les routes, les mers et dans les champs d’Amérique.Leadbelly, Hank Williams et Woody Guthrie furent les plus illustres gardiens de la musique rurale américaine, terreuse, sale et pourtant si pure : vierge des vices urbains et porteuse de l’utopie formidable qui amena le génie musical à son meilleur. La chanson folklorique, contestataire jusque dans ses gênes, était fille de la vie itinérante, celle du musicien médiéval et authentique, nourrie de l’ouvrage agricole et du labeur ferroviaire.
Bert Jansch et Dave Van Ronk ; le premier fut l’inspirateur de Jimmy Page, Ian Anderson et Nick Drake, connut les honneurs et gagna le panthéon de la folk raffinée et métissée ; le second lança Bob Dylan, perpétua la tradition du ragtime mais tomba dans l’oubli le plus honteux. Tous deux étaient parmi les plus méritants troubadours anglo-saxons, tous deux se hissèrent au niveau de l’excellence artistique définie par Leadbelly, Williams et Guthrie. Jansch et Van Ronk incarnaient la folk plus que nul autre, poètes au milieu d’une sombre tourmente, auteurs d’œuvres mélancoliques magistrales et hors du temps ; magiciens de la catharsis musicale.
Bert Jansch – Jack Orion (1966)
Bert Jansch était originaire de Glasgow (quel meilleur endroit pour découvrir la folk populaire ?), mais son destin le porta durant sa jeunesse jusqu’à Greenwich Village, quartier bohème de New York, que ne quittait jamais Dave Van Ronk. Peut-être ces deux-là se sont-ils croisés au début des années soixante. L’effervescence en action au sein du Village permit à ce coin modeste de Manhattan de devenir à la fin de l’ère Eisenhower le centre artistique du folk revival, mouvement de réappropriation du vieux répertoire folklorique américain par la jeunesse musicienne, adepte de la guitare, du banjo et de l’harmonica. De retour en Grande-Bretagne, Jansch mit à profit son expérience américaine tout en ancrant profondément son œuvre dans la musique baroque, le jazz et la tradition celtique. Compositeur accompli et doté d’une fantastique maîtrise des styles et des arrangements, il sublimait chacune de ses chansons par son jeu de guitare subtil et technique.
Les portées mystiques et poétiques de Jansch et Van Ronk les ont par moment coupé de leurs coreligionnaires aux préoccupations souvent plus concrètes. Pete Seeger souhaitait faire de la musique folk un combat politique acharné ; aussi prit-il l’électrification en 1965 de Bob Dylan (à savoir, le moment où l’instrument et la mélodie prirent le pas sur le message délivré par les paroles) pour une compromission inacceptable, une véritable trahison. Une vision qui ne pouvait se conforter aux ambitions cosmiques de Jansch et Van Ronk, guère disposés à noyer leurs complaintes dans le monde sensible. Car c’est en cela que Jansch et Van Ronk ont œuvré, avec d’autres, à élever la folk au-delà de sa condition initiale, celle du combat politique et du militantisme gauchiste. Le carcan de la protest song se faisait trop étroit et réducteur : il fut explosé au nom de la gloire poétique et de la reine-mélodie.
Dave Van Ronk – He Was A Friend Of Mine (1963)
S’il est le grand oublié de l’histoire, et bien qu’il partageait nombre des combats politiques de la scène folk, Dave Van Ronk a pesé de tout son poids sur la victoire de l’abstrait. Influencé par les plus illustres bluesmen du Piedmont, il développa un style d’une élégance instrumentale extrême et d’une douceur vocale empruntée à Mississippi John Hurt, même lors de ses élans les plus éraillés. Son attachement allant jusqu’à l’irrationnel à Greenwich Village en fit une figure immortelle du quartier et sa vie devint elle-même un mythe jusqu’à nos jours (Inside Llewyn Davis, le film des frères Coen sorti fin 2013, s’inspire en partie de ses mémoires). Son œuvre gagne à être redécouverte par les mélomanes souhaitant se faire une idée du versant le plus merveilleux du folklore américain.
Bert Jansch et Dave Van Ronk, ces deux princes accablés, ont écrit l’histoire de la folk par leur musique mais aussi par leur vie.
Bob Dylan – Man Of Constant Sorrow (1963)
Prépare une thèse sur la figure de l'ornithorynque déifié dans les romans de Michel Houellebecq. |
Ajouter un commentaire