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Chelsea Wolfe - Abyss (2015)
Le seul nom de Chelsea Wolfe suffit à nous évoquer quelques tambours de guerre, le souffle du vent, lourd, glacé et indomptable, qui craquelle la peau alors que l’on regarde la mer se déchaîner comme sur une toile de Caspar David Friedrich. Teasé à coup de morceaux tous plus bons les uns que les autres, le nouvel album de l’Américaine, Abyss, n’en finissait plus de se faire attendre. En 2013, elle parvenait déjà à effectuer une transition réussie, laissant sa folk dronesque derrière elle pour expérimenter ses affinités avec le métal, le post-punk et les musiques électroniques. Maniant habilement le mélange des genres, la louve s’enfonce encore un peu plus dans l’exploration de l’obscurité et de la mélancolie dans son nouvel opus estival, à n’écouter que la nuit.
L’album s’ouvre avec l’ordre martial de Carrion Flowers. Saturation et grésillements s’accordent à la voix claire et doucereuse de Chelsea Wolfe qui nous assène de tenir bon, pour mieux faire traîner ces appels d’espoir en prolongeant les notes, infinies, comme les foulards multicolores que le magicien tire de sa manche. « Hold, hold, hold on », nous répète-t-elle pour ensuite laisser place à Iron Moon, une discussion chantée entre le cœur des humains et la Lune, maîtresse des ciels nocturnes. De métallique cette chanson n’a que le style, car tout y est tendre, souple. Il y a là l’intime réminiscence de douleurs passées, la désespérance d’un être, adorée et adulée. Lieu de souvenir entre deux réalités, Iron Moon crée un espace entre le tout et le rien, mais surtout le rien. Une aire surréaliste et poétique où l’on avalerait une lune de fer afin de répondre à nos tourments.
Dans cette ode à la paralysie du sommeil qu’est Abyss, certains titres relèvent de l’allégorie. Dragged Out construit un nid pour son auditeur, une bulle de résonance où seuls les bruits de ses pensées retentissent, se répètent et rebondissent contre les parois de son crâne fatigué. Et l’errance infinie de Chelsea Wolfe, qu’elle hurle et pleure en semblant se perdre dans les recoins de sa psyché, n’est plus qu’un reflet de celui qui, attentif, est condamné au rôle d’observateur.
Chaque son exprime un état, une action, et lorsque la batterie de Grey Days fait retentir son lourd cycle guerrier, ce n’est que pour donner la cadence de la marche qui se poursuit sur les sentiers interminables de nos tergiversions neurasthéniques. Aux sons des drones s’ajoutent ceux réverbérés des guitares, loin de nous annoncer le déchirant violoncelle qui viendra tordre nos organes internes comme de vulgaires chiffons. Le morceau se construit par couches et progressivement, devient de plus en plus opaque, nous enfermant dans une sphère sonore quasi claustrophobique.
Chelsea Wolfe nous avait habitués à une musique intime, personnelle. Et malgré le faste que l’on retrouve ici (oublié le temps de la débrouille), After the fall, cet hymne synthétique au coucher du soleil, laisse s’échapper le chant de la musicienne toujours plus bouleversant, confidentiel, momentanément emprisonné dans de sublimes boucles vocales. Accompagnant des sonorités électroniques qui s’alourdissent avec le temps, cette techno sépulcrale glisse sur l’échine sans que nous ne puissions effectuer le moindre mouvement. Le rythme est marqué par un son saturé convoquant les frénésies mécaniques d’un Samuel Kerridge qui se serait pris d’affection pour Pharmakon. Ici, le kick, bien que lourd, s’accorde au piano, doux, misérable. Un désespoir marqué par le changement brutal de style et la montée en puissance de la track. Magnifique orgie sonore, After the fall se clôt sur une note d’espoir, une espérance idiote aux faux airs de liberté.
Par tous les chemins, Chelsea Wolfe nous mène ici jusqu’à ses sensibilités en matière de musique électronique. Simple Death en est la preuve, avec l’omniprésence de la drum-machine et des synthés. Certainement la chanson la plus étrange de toutes, et pourtant la plus importante dans son écriture. En quelques lignes de poésie, l’artiste aux multiples talents se révèle être la digne héritière des romantiques français du XIXe siècle :
Our rotting bodies so deeply in love
Empty within, empty without
But a voice keeps on whispering:
Blue haze
White light
A desert storm
Midnight
Sans fantaisie, Survive permet au timbre de l’artiste de se dévoiler pleinement, enserré par des riffs parfaits et la distorsion des guitares. Étrangement, ce morceau s’écoute comme la suite de l’autre titre acoustique du LP, Crazy Love. Deux moments de conscience signifiés par la guitare brute, au cœur de ce monde distordu et onirique incarné par les sons réverbérés des machines. Ceux que l’on retrouve à la fin de Survive et qui viennent écraser l’entièreté du titre suivant, Color Of Blood, une proposition doomesque à la basse oppressante qui nous rappelle les liens qui unissent la musicienne au métal depuis le début de sa carrière. Dans sa synopsie monomaniaque, Chelsea Wolfe ne voit ici que le noir des abysses de sa musique vespérale.
L’album — dont la production est tout simplement impeccable —, illustre la philosophie de « L'art pour l'art ». Si selon Théophile Gautier l’utile était laid, l’inverse se valait aussi. Œuvre totale et sublime, la composition crépusculaire de la jeune femme ne sert à rien si ce n’est à l’exploration des sentiments complexes et des diverses représentations qui peuplent nos mondes imaginaires, inconscients, confrontés à la morosité de la réalité. C’est là l'inévitable marche vers le trépas, les errements vains de l’âme faisant du sommeil la première expérience de mort imminente.
Au fil de l’écoute, la construction d’Abyss pourrait paraître trop propre, quasi immaculée, fonctionnant à base de nombreux breakdown et crescendo. Chaque morceau est long, travaillé, poussant jusqu’à l’extrême ce que l’Américaine se contentait d’effleurer auparavant. Tout est plus lourd, plus fort, plus osé. Cette construction élaborée, visiblement collaborative, donne pourtant à l’album une forme cyclique, sorte de rythme circadien illustré musicalement. Dès lors que vient la paralysie du sommeil, lorsque nous ne pouvons plus distinguer le rêve et la réalité, résonne enfin la voix de Chelsea Wolfe, cette complainte inéluctable.
J'ai plus de films d'horreur vus à mon compteur que l'enfant fantasmée de John Carpenter et Dario Argento. J'aime écouter de la musique et en parler, surtout ici. |
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