Vous êtes ici

Solaris : Où il n’y a pas d’hommes, il ne peut y avoir de motifs accessibles à l’homme

Portrait de Julien
Solaris : Où il n’y a pas d’hommes, il ne peut y avoir de motifs accessibles à l’homme

Gravity (2013), réalisé par Alfonso Cuarón, réalisateur du génial Les Fils de l’Homme, aura eu le grand mérite de donner un nouveau souffle aux films de science-fiction. Nous ne nous intéressons plus vraiment à l’espace, c’est un fait. L’époque de la conquête de l’espace est loin derrière nous. En cette période contemporaine de technologie souveraine, au lieu de nous tourner vers les étoiles, nous nous regardons le nombril. Et les derniers films sortis durant les années 2000s sont désespérants à maints égards. Mars, objet de tous les désirs de conquête, voit son image écornée dans deux films pathétiques (dont l’un pourtant signé Brian de Palma, merde !). De son côté, Danny Boyle se prend les pieds dans le tapis avec le grandiloquent Sunshine qui témoigne davantage de son ambition à se poser comme un grand réalisateur, plutôt que de se mettre au service d’un genre cinématographe très exigeant. En littérature, Dan Simmons, auteur des géniaux et épiques Cantos d’Hypérion, nous sert mollement Illium et Olymposqui traitent de bien trop de choses pour être intéressants.

Puis Gravity… Avant même que le spectateur lambda en ait vu la moindre image, le film est nimbé de critiques dithyrambiques. Gravity, A la hauteur de 2001, L’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968) et de Solaris (Tarkovski, 1972 ; Soderbergh, 2002) ? Gravity, un chef-d’œuvre ? Non, désolé. Il en va des films comme des vins : il ne faut pas confondre les très bons produits avec les produits d’exception. Cuarón réalise un film prodigieux en ce qu’il nous donne à ressentir le vide intersidéral. A cet égard, le langage cinématographique 3D prend tout son sens. Mais il ne nous apprend rien de neuf. Depuis Pascal, nous savons que le silence éternel des espaces infinis effraie. Et Gravity tourne au drame intime dans l’espace, poignant certes, mais en rien révolutionnaire. Un survival dans l’espace reste un survival. Il manque à Gravity un scénario digne de ce nom pour dépasser les codes du genre. A aucun moment, il ne saura se mettre au niveau de l’hermétisme symbolique de 2001 ni de l’hermétisme mystique de Solaris.

Arthur C. Clarke, Stanislas Lem, ça vous parle ? Ce sont les hommes, les écrivains, derrière 2001 et Solaris. Deux écrivains considérant que la science-fiction est une littérature ambitieuse en ce qu’elle concilie de manière humaniste philosophie, sciences, mathématiques et littérature. Et l’ambition va de pair avec l’intransigeance. 2001 fait à peu près le consensus. Tant mieux. Pas Solaris. Il est de bon ton en matière de critique cinématographique d’opposer Tarkovsky et Soderbergh, et de décréter que le premier est infiniment supérieur au second, bla bla bla. Certes. Manque de pot, Lem affiche son désamour le plus complet pour les deux adaptations :

« ...to my best knowledge, the book was not dedicated to erotic problems of people in outer space... As Solaris' author I shall allow myself to repeat that I only wanted to create a vision of a human encounter with something that certainly exists, in a mighty manner perhaps, but cannot be reduced to human concepts, ideas or images. This is why the book was entitled "Solaris" and not "Love in Outer Space". »

Stanislas Lem, Solaris Station (8 Décembre 2002)

Tarkovsky, Soderbergh ? De la bluette, de la guimauve sentimentale. La critique est dure, mais l’auteur a raison sur un point : les deux films s’écartent du thème initial, à savoir l’échec de l’homme à entrer en contact avec une forme de vie extraterrestre intelligente. Thème pourtant ô combien génial. L’homme a découvert une forme de vie extraterrestre. Ce n’est pas un « si », c’est un fait, elle est là devant lui. Reste à entrer en contact avec elle dans l’espoir de mutualiser les connaissances de deux espèces si complètement opposées. Mais l’impensable se produit : nulle communication possible. Nous ne nous comprenons pas.

Pour Lem, il s’agit d’un thème en forme de thèse que le langage littéraire est plus apte à traiter que le langage cinématographique. Rares sont les musiciens à relever le défi. Plusieurs opéras se succèdent, assez pompeux dans l’ensemble. Les BO des deux films apportent elles aussi leur contribution. Tarkovsky retient Bach (Prélude de chorale en fa mineur, tirée de l’Orgelbüchlein), choix assez somptueux, même s’il peut paraître maintenant un peu désuet du fait de la remise en contexte. Soderbergh confie à Cliff Martinez la composition des instrumentaux, envoûtants et tragiques.

En 2011, Ben Frost et Daniel Bjarnasson composent un album instrumental, sobrement intitulé Solaris, dans lequel ils développent avec un sens parfait du travail à quatre mains une série de paysages sonores à partir du film de Tarkovsky. Le résultat est époustouflant, donnant du grain à moudre à quiconque veut jouer le jeu de la libre interprétation.

Seul le groupe de Space Rock Failure (dans lequel joue Troy Van Leeuwen, futur A Perfect Circle et QOSTA) s’accorde à en donner une vision autre qu’instrumentale en réalisant une synthèse personnelle de l’œuvre de Lem dans leurs paroles. Echappe-t-il au syndrome « Love in Outer Space » ? Non, pas entièrement, ce qui fait tout de même de leur Solaris (morceau éponyme sur l’album Fantastic Planet) une très riche contribution.

 

Solaristique

« I’m on an ocean that has a brain and makes us dream. »
Failure

Solaris est une exoplanète entièrement recouverte par un océan qui constitue son unique habitant. C’est un « monstre doué de raison » (Lem). Ici un parallèle s’impose pour bien comprendre le concept d’intelligence extraterrestre. Si la totalité des espèces terriennes sont issues d’une soupe primitive dans laquelle elles ont trouvé naissance et se sont différenciées, l’océan de Solaris assimile la notion d’environnement et d’entité. Il n’est pas pourvu d’une forme fixe. Les chercheurs l’étudiant le qualifie de «métamorphe » (Lem) au regard de ses manifestations.

Capable de reproduire ce qu’il perçoit, tel une imprimante 3D, il alimente les spéculations en créant de curieux phénomènes architecturaux nommés « mimoïde », « symétriade », « longus » (Lem). Pour les chercheurs, ces phénomènes n’ont pas de sens perceptibles. Tout au plus savent-ils que « l’océan, source d’impulsions électriques, magnétiques et de gravitation, s’exprim[e] dans un langage en quelque sorte mathématique » (Lem). Cela pourrait être une chance, les mathématiques faisant office de langage commun. Hélas, ses capacités d’abstraction, données fondamentales en terme de maths, s’avèrent très différentes (supérieures ?) de celles des hommes. En conséquence, « l’océan vivant agi[t] ; non pas bien sûr, selon des notions humaines. » (Lem).

Et le constat est terrifiant : il ne faut rien attendre de cette prodigieuse entité.

La composition sonore de Frost et Bjornasson, Unbreakable Silence, donne corps à ce dialogue de sourds. Il s’agit d’un morceau au final d’une parfaite neutralité, à l’image de cet océan pas plus hostile que bienveillant. Le vibrato des cordes lui confère toute son identité. Une rupture s’opère, d’abord par un son cristallin, puis par une plage élégiaque, mais les apparences sont trompeuses et le silence reprend le dessus, consternant les hommes.

Lem invente pour sa planète l’idée de solaristique pour décrire la somme des connaissances amassées dans tous les domaines imaginables. On pourrait s’attendre à ce que cette véritable bibliothèque d’Alexandrie constitue le Graal du savoir humain. Il n’en est rien. Pas un ouvrage ne perce le mystère Solaris. Les sciences épuisées, on se tournera en vain vers la religion et la mystique : l’océan ne répond pas. Tout du moins, pas directement.

 

Les visiteurs 

« Are you haunting me again ? / […] Any though just might/Turn to flesh and drag me back to life. »
Failure

Kris Kelvin, héros du roman de Lem (et « I » du morceau de failure), est envoyé sur la Station de Recherche Solaris, suite à la demande d’un de ses amis, Gibarian, sollicitant l’avis d’un psychologue compétent, spécialiste en solaristique. Sur place, il constate que les deux membres restants de l’équipage, Snaut et Sartorius, semblent souffrir d’une étrange psychose à laquelle Gibarian a succombé, préférant mettre fin à ses jours. Il faut peu de temps à Kelvin pour réaliser, lorsque sa femme Harey lui rend visite dans sa cabine, alors qu’elle s’est suicidée plus d’une dizaine d’années auparavant. Solaris, à la suite d’une expérience humaine agressive (un bombardement de rayons X à haute énergie de la planète) ressuscite les morts.

Miracle ? Pas vraiment. Les hommes ressortent traumatisés de cette intrusion dans leur psyché. L’adage est connu : « Les morts avec les morts, les vivants avec les vivants ». Qui sont alors ces visiteurs, doués d’empathie, de conscience, et à ce point semblables à leurs chers disparus ? Snaut les décrit ainsi :

« Ce ne sont pas des individus autonomes, ni des copies d’individus déterminés. Ce ne sont que des projections matérialisées du contenu de notre cerveau, sur le thème d’un individu donné. […] Rappelle-toi seulement qu’elle est un miroir où se reflète une partie de ton cerveau. Si elle est merveilleuse, c’est parce que tu as des souvenirs merveilleux. »
Lem

Problème, Harey, la visiteuse de Kelvin, pense sincèrement qu’elle est Harey, non pas une reconstitution. Frost et Bjornasson s’appliquent dans le morceau Reyja (graphie retenue par Tarkovsky pour désigner le personnage féminin) à dresser le profil de cette créature laissée à l’abandon.

Tout évoque la fragilité de sa condition, dans ces harmoniques subtiles, où glissent quelques arpèges. Les cordes qui se font entendre en modulation, rejoue cette tragédie, celle d’un être vivant (car peut-on parler d’être humain ?) qui se pose sans cesse la même question : qui suis-je ? Les tambours prennent le pouls jusqu’à l’acmé final, l’horreur de la révélation : je ne suis qu’un souvenir instrumentalisé.

Et la santé mentale des hommes vacille dangereusement : même lorsqu’on est un scientifique émérite, difficile de ne pas avoir recours à la superstition pour appréhender l’inconnu. Ces fantômes (« Haunting ») propagent tellement de questions. Au premier chef, pourquoi ? « M’as tu été envoyée pour me torturer, ou pour adoucir mon existence, ou n’es-tu que qu’un instrument ignorant sa fonction et dont on se sert pour m’examiner comme à travers un microcope ? » (Lem), s’interroge Kelvin. Pas de réponse. Les souvenirs, eux, restent bien présents. Solaris reste désespérément muette, même pour ses créatures.

 

Limites humaines

 

« Are you thawing out my head ? / […] I’m on a mission to escape from what my life has been. »
Failure

Ici, ce n’est pas tant l’homme qui se morigène, que le scientifique. La solaristique universitaire ne sert à rien, sinon à publier d’autres ouvrages savants qui s’en vont encombrer les bibliothèques en pure perte. En cause, l’homme, victime de son arrogance.

« Nous ne voulons pas conquérir le cosmos, nous voulons seulement étendre la Terre jusqu’aux frontières du cosmos. Telle planète sera aride comme le Sahara, telle autre luxuriante comme l’Amazonie. Nous recherchons une image idéale de notre propre monde ; nous partons en quête d’une planète, d’une civilisation supérieure à la nôtre, mais développée sur la base du prototype de notre passé primitif. »
Lem

Solaris est impénétrable, parce qu’elle n’a rien d’humain :

« où il n’y a pas d’hommes, il ne peut y avoir de motifs accessibles à l’homme. »
Lem

Tout scientifique réfléchit selon des critères humains. Il ne peut en être autrement, il s’agit des frontières propres à l’homme. Pourquoi croire alors qu’une entité extraterrestre épouserait notre langage, nos schémas mentaux pour communiquer avec nous ? La culture populaire s’est longtemps amusée en véhiculant l’image de petits hommes verts fans de sondes anales. Drôle, oui, d’une manière un peu grinçante : rien de plus que l’illustration de notre capacité forcenée à l’anthropomorphisme et au sadisme anal. Comment appréhender l’autre, alors que nous ne sortons pas de nous-mêmes ?

« Qui est responsable ? Qui est responsable de cette situation ? Gibarian ? Giese ? Einstein ? Platon ? Tous des criminels. »
Lem

(Giese fait référence à un maître de la solaristique.) Si crime il y a, il est avant tout métaphorique. Tous les grands scientifiques convoqués ci-dessus (Einstein et Platon) ont involontairement tué dans l’œuf tout autre manière de raisonner. Les scientifiques réfléchissent en homme, à partir de travaux d’hommes précédents. Aucune place n’est laissée à l’altérité. « Connaître les noms, c’est connaître la nature des choses. » Platon. Mais donner un nom à ce qui était autrefois Terra Incognita n’en fait pas pour autant une colonie humaine. Ainsi Solaris finit par s’ériger en symbole, non celui de la conquête spatiale, mais de l’incapacité des hommes à disposer de ce qu’ils ne comprennent pas.

Solaris : Où il n’y a pas d’hommes, il ne peut y avoir de motifs accessibles à l’homme
J'aime les chats roux, les pandas roux, Josh Homme et Jessica Chastain.

Ajouter un commentaire

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain ou non afin d'éviter les soumissions de pourriel (spam) automatisées.
7 + 7 =
Trouvez la solution de ce problème mathématique simple et saisissez le résultat. Par exemple, pour 1 + 3, saisissez 4.