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William Burroughs : le langage est un virus
Chacun cherche sa baleine blanche. Mais traquer sa Némésis demande des qualités singulières dont bon nombre d’entre nous sont dépourvus. La Faucheuse rôde tout au long du chemin. Garder le contrôle s’avère vite impossible. Vous voulez encore tenir la gageure ? Il faut en connaître les conditions. C’est peu ou prou la même chose que de monter dans un train lancé à pleine vitesse vers l’enfer. Ticket non échangeable, non remboursable.
Si vous aviez porté le nom de William Seward Burroughs II (1914-1997), vous n’auriez pas eu cure de ces considérations, car votre vie aurait été bien remplie. Le contrôle ? Vous auriez abdiqué assez tôt. En cause, une triple dépendance : les drogues (toutes, absolument toutes existant à l’époque, en particulier les opiacées, et Diable sait qu’il en existe de nombreuses), l’homosexualité et l’écriture.
Bill Lee (il se prétendait descendant de l’ineffable général Lee) n’est pas une hypothèse, pas un « si ». L’homme était un survivant de la baleine blanche. La mort emmena tous ceux qu’il aimait : sa femme (qu’il avait tuée d’une balle dans la tête en jouant à Guillaume Tell), son fils unique (camé jusqu’à la moelle, comme son papa), son grand amour, Allan Ginsberg, son vieux pote bourlingueur, Jack Kerouac, son alter ego en art, Brion Gysin, plus un nombre inquantifiable de compagnons de piquouse. Une banale crise cardiaque a eu raison de Burroughs à l’âge de 83 ans. Quelques jours plus tôt, on lui administrait encore son injection bihebdomaire de méthadone (on ne se débarrasse pas aussi facilement d’une vie entière de toxicomanie). Burroughs était à la littérature ce que Lemmy Kilmister est au musique : increvable, hors de contrôle.
Le contrôle… Burroughs le haïssait. Un mot d’ordre sous-tend son œuvre : il faut abolir toute pensée rationnelle. Son idée du roman tient en une formule: abattre les codes, tirer à bout touchant sur l’académisme. Qu’on ne se méprenne pas son talent : tout comme Picasso était à l’origine un très grand dessinateur, Burroughs était un romancier capable d’animer un récit traditionnel de tout son âme. Lisez Junky pour vous en convaincre. Puis embrayez sur Le Festin Nu, son chef d’œuvre, son manifeste pour un nouveau genre littéraire qu’il élaborera avec son ami Brion Gysin au Beat Hôtel, rue Gît-le-Cœur à Paris : le cut-up.
« Je ne suis qu’un appareil d’enregistrement […]. Dans la mesure où je parviens à effectuer un enregistrement du processus psychique, je puis avoir un rôle limité. »
Le Festin Nu
Inutile de faire semblant d’avoir le contrôle. Vous ne l’avez pas. Mais vous pouvez le provoquer, le mettre en défaut.
Dans les années 80s, 90s, alors qu’il mène une vie de sybarite et qu’on enseigne ses romans à la fac (un comble, pour qui s’est vu poursuivi en justice pour obscénité et s’est vu déclarer persona non grata des Belles Lettre), en somme qu’on le considère comme un écrivain sérieux, Burroughs fomente un autre complot contre la littérature : la marier avec la culture populaire du Rock (au sens très large du terme), en faisant lecture de ses textes sur des arrangements musicaux. C’est beaucoup trop demander à papy Burroughs que de se ranger des voitures. Et puis collaborer avec quelqu’un, c’est accepter de ne plus être maître de ce que vous avez produit. Une manière simple de dire merde au contrôle.
Question : William S. Burroughs en musique, ça donne quoi ? Réponse : une large échelle entre le très dispensable et le « j’ai l’impression de m’être pris une pris une brique dans la tronche tant ça m’a remué. »
Dans le registre : « ce n’était pas la peine. »
1996 - Star Me Kitten (avec R.E.M.), sur la B.O. Songs in the Key of X: Music from and Inspired by The X-Files
Horrible, car pseudo artistique. Poppy à en être putassier. Rien n’est pire que de suivre servilement Burroughs qui s’enferre dans une attitude de poseur à la Warhol (qu’il a bien connu). Pas le moindre intérêt.
1992 - The ‘Priest’, They Called Him (avec Kurt Cobain). Tim Kerr Records
Pas le moindre intérêt. J’aime Burroughs, j’aime Kurt. J’aime le bœuf et la confiture de groseille. Les deux ne vont pas ensemble. La lecture de Exterminator sur un riff inaudible est assommante. Kurt déclara à propos de cette pièce sonore : « I just masturbated for 20 minutes. » Bien vu. Deux personnes se sont gentiment branlées durant l’enregistrement.
1993 - Spare Ass Annie & Other Tales, avec Disposable Heroes of Hiphoprisy
Indus hip hop pas désagréable, mais au final très sage. On n’illustre pas Burroughs, point final. Pourtant la voix est mixée, bref il y a une volonté de servir le texte. Mais. Il y a surtout un « mais » qui gâche notre plaisir.
Dans le registre « y a un truc… »
1989 - Seven Souls de Material
Assez indescriptible. Lecture de The Western Lands. Plutôt très bien. Il faut un compositeur aussi barré que Burroughs, pourvu d’un talent aussi grand pour que les choses prennent sens. Et Bill Laswell est cet homme. Il sait ce que veut dire « décloisonner » les genres, et il y arrive très bien. Un « re » sur l’album Hallucination Engine. Et sur The Western Lands (avec Iggy Pop), sur l’album Hashisheen: The End of Law.
1990-Dr Benway’s House sur Goo de Sonic Youth
Pièce expérimentale, habitée par la voix de Burroughs qui déclame son texte, avant d’être samplée, mécanisée dans un sens heureux du terme. La prise de sens est grande.
Dans le registre « inestimable, et je pèse mes mots », ex æquo
1982 - Nothing Here Now but the Recordings. Industrial Records
Hauntology avant l’heure. Enregistré par les pionniers de la musique industrielle, fondateurs de Throbing Gristle et Coil. J’en ai les larmes aux yeux. Il faut passer par la métaphore pour le décrire : une voix spectrale, lointaine, incroyablement claire, arrangée avec des fragments sonores télévisuels de publicité et d’infos. Le mixage de la voix est… C’est terrifiant. J’ai eu l’impression d’écouter Burroughs alors qu’il était en face de moi, à un siècle de distance.
1990 - Dead City Radio. FilmsIsland Records, avec John Cale et Sonic Youth.
Des paysages sonores. Là encore, le mixage de la voix est incroyable. La pièce sonore Ah Pook is here ! due à John Cale confine au génie. A noter que la pièce sonore a été adaptée sous la forme d’un film d’animation par Philip Hunt en 1994. Transversalité prolongée. Absolument génial.
Dans le registre : « vénération »
1993 - Just One Fix. Ministry, sur l’album Psalm 69
Infortunément, Al Jourgensen est devenu ce que je redoutais : la parodie de lui-même. L’indus métal du début s’est mué peu à peu en un speed métal lourdaud. J’achèterai toujours le prochain Ministry, parce que Ministry fait partie de mon histoire personnelle, et je le détesterai parce que depuis le départ de Paul Barker, Ministry a été amputée de sa moitié. Mais Psalm 69… Just one fix. Il faut voir la vidéo. Pas seulement une collaboration, une appropriation. L’œuvre d’un admirateur offerte à son maître.
NB : Autre artiste du « smack », Al Jourgensen écrivit deux textes distincts, très différents. L’un pour l’album (il fallut composer avec les censeurs et faire du « fix » une métaphore), l’autre pour les lives (un « fix » est un « fix », point barre.). Le texte album n’est pas mauvais, mais il à ce point différent du texte live qu’il ne supporte pas la comparaison en dépit d’une référence lumineuse à la Nouvelle-Orléans (« Driving through New Orleans »), ville qu’écuma Burroughs alors qu’il s’était mis à la colle avec l’héroïne, période décrite dans son roman Junky. Burroughs n’aimait plus guère La NO vers la fin : « La Nouvelle-Orléans est un musée mort. » (Le Festin Nu.)
Si Just one fix est une énième chanson dédiée à la drogue, elle se distingue de ses sœurs par le désespoir imprégnant les paroles. Nul romantisme ici. La peinture est la même que dans Le Festin Nu : « desperation », « damnation ». Une figure redoutée est citée 3 fois : « Monkey », le singe, allégorie de l’addiction, que Burroughs décrit ainsi : « Ce singe, que les drogués ont l’impression de porter en permanence, c’est le besoin fait monstre. » (Le Festin Nu). Processus d’aliénation sans retour : « Organs keep grinding away » (Just One Fix). D’ailleurs dans la vidéo on peut voir un homme en manque se tenir le pénis. Référence au syndrome du Bang-Utot évoqué dans Le Festin Nu : « Les malades expriment la crainte de voir leur pénis pénétrer à l’intérieur du corps comme un poignard, et on les voit l’empoigner avec frénésie […] pour l’empêcher de se retourner et de leur crever le bas-ventre. » ?
La vidéo établit des références permanentes avec l’œuvre de William S. Burroughs, mais elle vaut surtout pour la diffusion des idées chères à l’auteur. On le voit lire bien évidemment, mais on le voit surtout tirer au fusil de chasse sur différents gâteaux où sont écrits « reality », « control », « history », « image », « language » et « society ». Autant de codes sclérosants selon lui.
Non content de gratifier le groupe de sa présence dans la vidéo, Burroughs s’occupe de l’Artwork de la pochette du single. Rarement collaboration aura été aussi étroite. Il faut dire que les deux hommes étaient faits pour s’entendre.
Quoi d’autre ? Je suis tenté de dire rien. On continuera encore à citer Burroughs, mais l’exercice est vain, du fait de la disparition de l’auteur. Il fallait travailler avec Burroughs. Le citer dans le courant d’une chanson n’est pas intéressant. El Hombre Invisible (son surnom du temps où il agonisait à Tanger, parvenu au dernier stade de la dépendance) n’est plus. Tout a déjà été dit, et on arrive trop tard.
J'aime les chats roux, les pandas roux, Josh Homme et Jessica Chastain. |
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