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J.G. Ballard : «Our reign shall come»

Portrait de Julien
J.G. Ballard : «Our reign shall come»

« L’organisme humain est une foire aux atrocités à laquelle il assiste en spectateur malgré lui. » J.G. Ballard, La Foire aux atrocités. Le 19 avril 2009, la vie me répétait une leçon que nous ne sommes jamais prêts à entendre : une personne chère à mon cœur disparaissait, ce qui impliquait que je n’aurai jamais plus l’occasion de la fréquenter. Pourtant je ne l’avais jamais rencontrée autrement que par ses romans. Et quelles rencontres : J.G. Ballard est mon plus vieux souvenir de lecture.

Je me souviens, à 11 ans, dans la bibliothèque vétuste de la ville où j’ai passé mon enfance, d’avoir ouvert l’édition poche de La Forêt de Cristal et de l’avoir lu d’un trait. Il y a moins de deux ans, je m’achetais le grand format sur un coup de tête, après avoir oublié l’existence du roman. Oublié ? En fait non, refoulé sans doute. Je l’ai lu en moins de temps encore que la première fois, non avec une impression de « déjà vu » (cette fameuse impression que les neurosciences démontent si bien), mais avec une phrase d’avance à chaque fois, tant le livre était implanté dans ma mémoire. 

Voilà l’effet que me fait la lecture de Ballard : quelque chose de l’ordre de la révélation. Rien de religieux. Tout ce qu’a décrit Ballard dans ses œuvres s’est réalisé. Hélas, il s’agissait de craintes profondes quant au monde tel que nous le vivons : perte de l’empathie, racisme, intolérance, localisme identitaire, etc.

L’auteur de L’Empire du Soleil (son autobiographie, mise à l’écran en 1987 par Steven Spielberg) démarre sa carrière par une quadrilogie post apocalyptique (Le Monde englouti, Le Vent de nulle part, Sécheresse, La Forêt de cristal) consacrée aux quatre éléments. Le mariage de la SF et de la poésie est déjà époustouflant en soi ; l’avertissement écologique est une prouesse de visionnaire. Il faut dire que Ballard aura travaillé toute sa vie dans les ateliers de la science-fiction, pourvu d’une conception très particulière de la chose. Pas d’ailleurs, pas de plus tard, un ici et maintenant. Une profession de foi tenue tout le reste de son existence : botter le cul à l’entropie caractérisant la société occidentale moderne. Une forme : la dystopie (contraire de l’utopie). Les romans de Ballard se situent à peu près tous dans la société anglaise contemporaine. Autant dire chez nous.

Une parution faisant toute la différence, véritable attentat littéraire visant la société : La Foire aux atrocités, 1970. Difficile de caractériser l’ouvrage. C’est un roman, comme le Festin Nu en est un (William Burroughs le préface d’ailleurs). Cela tient davantage de manifeste pour le reste de l’œuvre de Ballard, et en particulier pour sa trilogie suivante : Crash, L’Ile de béton et I.G.H. (acronyme de « Immeuble de Grande Hauteur »). De fait, La Foire aux atrocités entretient des relations extrêmement étroites avec Crash qu’il annonce. Les deux romans sont à ce point inextricables que les clés de l’œuvre de l’un sont à chercher dans l’autre et inversement.

Pourquoi ? Déjà par rapport au projet. Ballard voit la société moderne comme « un royaume aux lueurs criardes gouverné par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie. » Les valeurs en vogue ? « Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations ; ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective. » Il n’est pas le seul à développer une telle vision, certes très pessimiste, mais à moins d’accepter benoîtement ce genre de valeurs… Les mouvements post-punk et industriel lui emboîtent le pas. De manière très surprenante, une étrange collaboration voit le jour, les musiciens reprenant à la lettre le travail de Ballard sans que ce dernier intervienne. Collaboration in absentia donc. Rencontre faite sous la métaphore de la collision automobile (omniprésente chez Ballard) : cela dure une poignée de secondes, dégage des quantités inouïes d’énergie et cela change votre vie à jamais. Au programme : définitions de nouvelles icônes, nouvelles stimulations sexuelles en mode hardcore et exploration de nouvelles variables. Tant de nouveautés, vraiment ? A voir. Au programme encore : sexe et violence à tous les étages.

NB : N’ayez crainte, je ne verserai pas dans la putasserie, mon papier sera NSFW (selon l’expression en vigueur qui semble davantage teaser que prévenir). Ballard considérait « qu’il devrait y avoir davantage de sexe et de violence à la télévision, et non pas moins. Tous deux sont de puissants catalyseurs de changement dans des domaines où justement le changement attendu est attendu et urgent. » La Foire aux atrocités, 1970. A remettre en contexte, plus de 40 ans après. Il faut rester prudent suite à de pareilles assertions ; de toute façon, les considérer à la hauteur d’une provocation, non les prendre au premier degré.

 

I - Définition de nouvelles icônes

 

« Neon totem pole to the sky »
- High Rise, Hawkwind

 

Problématique : nous adorons ce que nous méritons.

Une époque, des mythes. Quid de la société moderne ?

« La plupart des machines qui participent à nos existences (les avions de ligne, les réfrigérateurs, les automobiles et les machines à écrire) se sont tracé une voix aérodynamique jusqu’à nos sentiments. »
- La Foire aux atrocités

Nous sommes ce que nous possédons. Nous nous laissons vampiriser par nos objets. Cruelle métonymie. Vêtements, ordinateurs, téléphones maintenant.

« Biens de consommation et de signes extérieurs de richesse. »
- Crash, Ballard, 1973

Souvenez-vous des années 80s : des voitures aux moteurs puissants hantaient les publicités. Désormais des voitures écologiques sont notre nouvelle hantise, cela n’aura changé en rien le principe du désir de paraître. Que voulons-nous laisser de nous ? Quelle image ?

 

« World War something / we were somebody’s sons »
- Underpass, John Foxx

 

Problématique : pour exister nous devons nous affilier.

Qui sommes-nous ? Terrifiante question de l’identité qui poussent nombre d’entre nous à se réinventer, plutôt qu’à faire son introspection. En 1970, dans La Foire aux atrocités, Ballard écrivait : « Nous avons tous, d’une certaine manière, occupé le siège du conducteur ce jour-là à Dallas. » Référence à l’assassinat de J.F.K., saisi par l’œil ingénu d’une caméra (après J.F.K, toute caméra ou tout appareil photo devient impitoyable). Nous connaissons tous ces images : la mort d’un homme, foudroyé par une balle, sur lequel des millions fondaient des espoirs immenses de changement, saisie sur le vif, son épouse qui réconfortait le futur président quelques secondes avant, rampe sur le coffre pour demander de l’aide. Rapport saisissant à l’Histoire. Mais pas seulement. Pourquoi confronter l’Histoire à notre rapport personnel, notre ressenti ? Le « nous » n’est pas si logique. Formons-nous une communauté pour autant, du fait de cet événement ? C’est ce que Ballard tente de démontrer par l’image : « des icônes neuroniques sur l’autoroute spinale » La Foire aux atrocités. Quelles sont les conséquences des images, et leur répétition, sur notre volonté ? En d’autres termes, qu’aurions-nous retenu de cet événement si on nous l’avait pas présenté comme déterminant ? A quel moment le pathos l’a t-il emporté ? Et d’ailleurs nous souvenons vraiment de qui était J.F.K. ? Pas si sûr. Il sert nos intérêts fantasmatiques. Est-ce la peine d’en demander davantage ? Il faudrait bien.

 

« Figures fade away / Someone takes my place »
- No-One Driving, John Foxx

 

Problématique : Construire un mythe, c’est vider une personne de sa substance.

Le Forever 27 Club a érigé en dieux vivants un groupe de musiciens morts jeunes au firmament de la gloire et de leur talent. Mieux valait-il : nombre d’entre eux étaient frappés de déchéance à court terme. La mort leur aura accordé de ne pas décevoir leur public et leur aura offert un destin. Soyons sérieux. Il suffit d’avoir aimé passionnément l’un des ces hommes ou de ces femmes, d’avoir une bonne connaissance de leur vie, pour savoir que cette légende occulte totalement le drame de leur disparition. Oui, la légende leur rend hommage, mais elle les réduit terriblement. « Better burn than fade away » est un vers magnifique, tant qu’il demeure un vers. Une légende est belle parce qu’elle est simpliste.

27 ans est un dénominateur, nous pouvons également en chercher parmi les causes de la mort. Parmi celles-ci, l’accident de voiture, d’autant plus tragique qu’il est le plus souvent fortuit. Provocateur, Ballard affirme que « la collision automobile peut être perçue comme un événement fertilisant plutôt que destructeur (libération de l’énergie sexuelle) opérant un raccordement aux activités sexuelles de personnes disparues avec une intensité autrement inaccessible : James Dean et Miss Manfield, Camus et feu le Président [J.F.K.] » (NB : De l’assassinat de Kennedy, comme une catégorie particulière d’accident de voiture) la Foire aux atrocités. Victime du hasard (même s’il a causé l’accident), l’accidenté parvient au statut d’objet de vénération. Son passé ? Ce qu’il serait devenu ? Peu importe désormais. C’est ce à quoi il va servir, ce que l’imaginaire collectif en fait, qui prend le dessus. Il ne sera jamais aussi séduisant que mort.

 

II - De nouvelles stimulations sexuelles

 

« In arenas he kills for a prize / Wins a minute to add to his life. »
- Joy Division, Atrocity Exhibitions

 

Problématique : logique de la surenchère, trop n’est jamais assez.

Que la société moderne renonce à l’humanisme est une chose, encore aurait-il fallu penser à le remplacer. Le culte du divertissement roi, qu’on peut paraphraser en « J’ai le droit de m’amuser », autorise à peu près tout. Toujours faire confiance à l’être humain pour faire pire dans le pire, dans le but express de donner libre cours à ses satisfactions immédiates. Aimer, c’est désormais très surfait. Il est donc permis de trouver plaisant « l’émoi de la souffrance et des mutilations, la vision du sexe comme l’arène idéale » La Foire aux atrocités. Comment en sommes-nous arrivés là ? Immédiatement, après son accident de voiture, le narrateur de Crash décrit le paysage « comme une inquiétante galerie de jeux où l’on aurait secoué frénétiquement des rangées de billards électriques. » Vision totalement déréalisée du réel, de la part d’un homme travaillant dans l’industrie du divertissement. A quel moment y a-t-il eu contamination ? N’importe qui ayant vécu un accident de voiture est à même de comprendre en quoi cela change la vie. Le narrateur aussi, mais sous un mode très différent : « l’accident avait déchaîné dans mon cerveau ce penchant obsessionnel à évaluer le potentiel sexuel de tout ce qui m’entourait. » Crash. Il semble alors qu’il s’agisse moins de contamination que d’incubation. Quelque chose présent avant, prêt à être activé.

 

« We are not lovers, we are not romantics[…] / Different face but the words never change »
- Down in the park, Gary Numan

 

Problématique : être moderne, c’est bricoler dans l’incurable.

Notre rapport au sexe n’a pas fondamentalement changé.

« La valeur d’un langage se teste à la manière dont il peut être traduit dans une autre langue, et le sexe est le plus universellement praticable de tous. »
- La Foire aux atrocités

Décomplexer ne vaut pas pour renouveler. Et nous n’avons rien gagné à le voir entrer dans une société marchande, où chaque chose peut trouver sa place selon le sacro-saint principe de marché de niches. Pas d’enrichissements pour autant, des ajustements qui ne changent pas grand-chose.

« De nombreuses personnes, comme les protagonistes de La Foire aux atrocités, se servent du sexe comme d’un moyen calculé d’explorer les incertitudes dans leur comportement, en exploitant les possibilités imaginatives que nous procure la sexualité. »
- La Foire aux atrocités

En bref, en faisant rentrer le sexe dans un principe de « possibilités », de probabilités, Ballard suggère qu’il s’agit là d’une tentative désespérée pour échapper à l’ennui. Crash est un roman pornographique selon son auteur ? Sans doute. 40 ans avant que le terme ne passe dans le langage courant et dans la pratique artistique, Ballard fait un usage excessif du close-up. Constat terrifiant : de loin comme de très près, ce n’est pas beaucoup plus intéressant. Torture porn, destruction porn, porn porn… Il serait temps de prendre de la hauteur.

 

III - Exploration de nouvelles variables

 

« Your loving stroke are fatal charms »
Miss the girls, The Creatures

 

Problématique : Stendhal a conceptualisé la cristallisation amoureuse à notre seule intention, nous avons vendu le concept à l’encan.

La simplicité ne fait plus recette ? Nous pouvons tourner cette question dans tous les sens sans y trouver de réponse satisfaisante. Sommes-nous plus sujets à la tentation de nous tourner vers les extrêmes ? Même pas. Davantage l’idée que, si quelque chose existe, nous devons essayer. Les personnages de Ballard sont épouvantés par la notion de quotidien. Sexe et sentiment disparaissent derrière la logique de surenchère. Il faut foncer à pleine vitesse, qu’importe ce qu’il adviendra : tôt ou tard un crash, métaphore fantasmatique morbide pour laquelle ils trouvent pourtant moyen de s’enthousiasmer. Qu’importe sauf la routine. Une voiture accidentée procure « un frisson d’excitation, par les géométries complexes d’une aile, les variations inattendues d’une calandre enfoncée, la saillie grotesque d’une console poussée vers le bas-ventre du conducteur comme en quelque fellation calculée de la machine. L’intimité d’un être humain dans son temps et son espace se trouvait pétrifiée pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givrée. » Crash. Inutile d’être moraliste. Ce n’est pas le fantasme qui est en cause, mais le processus inhérent : il devrait vivifier, il fige. Dés lors, il faut recommencer pour être capable de ressentir quelque chose à nouveau. Algèbre de l’effet, plutôt que du sentiment, très semblable à celui induit par la drogue. Vaughan, le gourou de l’accident-coït dans Crash, veut croire en une « cristallisation érotique » chaque fois qu’il détruit un véhicule « Pour lui, la voiture [est] le véritable lieu géométrique de la sexualité. Chaque femme nouvelle [est] l’occasion d’un coït inédit. » Crash. Algèbre de la surenchère. Une permutation donne lieu à un changement inédit, il est vrai, mais si proche de la permutation précédente qu’elle n’en est pas vraiment différente. Vaughan s’épuise à chercher du neuf ; en fait est-il déjà mort depuis longtemps, avant de se tuer dans un accident attentat-suicide. Le nexus de routes et de contradictions l’aura piégé aussi bien qu’un carrefour du grand labyrinthe de Crète.

 

« The hand brake/Penetrates your thigh / Quick-Let’s make love/Before you die »
- Warm Leatherette, The Normal

 

Problématique : de l’immortalité à la mort.

Il est impossible de ne pas s’attacher aux personnages de Ballard. Pour démesurées et absurdes soient leurs gesticulations, elles répondent toutes au même impératif que nous savons maintenant voué à l’échec : plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. Pour le narrateur de Crash, les cicatrices de son accident sont « un mariage nouveau de la sensation et du possible ». Survivre à un accident de voiture grave lui procure une fascination sexuelle : je suis semblable à James Dean, Jayne Mansfield. Sauf que ces gens n’ont pas survécu. Otage du traumatisme, il se cherche des complices, en fait des survivants. Blasonnant devant les « fissures suggestives et [les] sulcatures du corps estropié de Gabrielle », jeune femme défigurée par un accident gravissime, il se jette à corps perdu dans une relation épuisante, croyant « déchiffr[er] le code d’une sexualité que seuls [leurs] accidents avaient rendue possible ». Le sexe ne suffit pas pourtant. Il manque à l’expérience une spiritualité lui permettant de dépasser l’attrait de l’inédit pour l’ancrer dans un désir plus profond. Pire, elle l’affadit. Car la surenchère réclame davantage. Que lui offrir de plus alors ? Comment se satisfaire soi-même, quand on est à ce point tributaire des sensations les plus immédiates ? Pas de réponse. Le narrateur de Crash est voué lui aussi à se tuer. Tout comme Vaughan, il deviendra une mini légende à la faveur d’un spectaculaire accident que tout le monde aura tôt fait d’oublier cependant.

« Je savais que Vaughan ne pourrait jamais vraiment mourir dans un accident de la route, qu’il renaîtrait d’une certaine manière des calandres tordues et des cascades de verre feuilleté. »
- Crash

Le ciel est rempli d’étoiles. Certaines sont immanquables, brillant plus que d’autres. Mais combien passent inaperçues ?

Tout en bas, dans les abysses, certains poissons s’activent à secréter leur lumière propre. Ça n’éclaire pas bien loin, mais c’est admirable.

La performance n’a pas valeur de légende. Une mise en garde pour les générations futures.

J.G. Ballard : «Our reign shall come»
J'aime les chats roux, les pandas roux, Josh Homme et Jessica Chastain.

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